Deuxième mission
Chus crevé, j’en ai ras le cul. C’est le dernier inter-contrat que je fais à Intox. Enfin, j’espère… Depuis que je suis dans cette boite, j’ai appris à ne plus dire «fontaine, je ne boirai pas de ton eau». J’ai tellement fait de trucs que je voulais faire pour rien au monde! Je me suis tellement renié que j’y ai presque pris goût. J’ai plus aucun jugement négatif envers tel ou tel domaine. La chimie ? Finalement j’adore ça, Intox pourrait très bien m’y envoyer. Tant qu’y a du pognon en vue, on est prêt à tuer femmes et enfants, alors quand y a pas de femmes ou d’enfants en jeu, là on n’a vraiment plus aucun scrupule, et on arrive très bien à se regarder dans la glace le matin et croire qu’on fait le bien, à sa façon. Les églises en sont plein de gens comme ça. Et parait qu’y a pas que des commerciaux de ssii, ça fait peur.
N’empêche que j’ai appris pas mal de chose dans la ssii : j’ai appris à mentir, à enrober, à être vicieux, paranoïaque, méchant même, et à perdre mes illusions. Que des choses positives quoi. Heureusement qu’on voit ça de loin, entre chaque mission, et c’est déjà suffisant. C’est même le meilleur côté du métier, ça, d’être loin. Ne pas être obligé de s’impliquer ni dans sa ssii, ni chez le client, être toujours entre deux eaux. Cela permet de prendre du recul. Ce qui est dramatique, c’est qu’on ne peut pas continuer comme ça éternellement. On en a vite marre, je pense, et puis on se met à faire comme tout le monde et à prendre les défauts du monde. L’âge aidant, on se convainc sans difficultés qu’on vit dans un monde de requin et qu’il faut être un requin soi-même. Plus tard si ça se trouve, un petit con écrira un bouquin pour dire que je suis un salaud.
Les augmentations
Pierre Rance a délégué du pouvoir aux directeurs d’agence : contrairement à ce qui se faisait auparavant, c’est à son chef d’agence seulement que l’on parlera du boulot et du salaire, cela permet de mettre un tampon entre le consultant et le pouvoir de décision (toujours Rance bien sûr). Dorénavant, quand on demandera une augmentation, ce sera moins évident car il y aura toute une nébuleuse dans laquelle se noiera la décision. Votre chef d’agence est avec vous, c’est un copain, il fera tout pour que vous l’ayez, bien sûr ! Mais derrière il y a Pierre, sacralisé une fois de plus comme le grand patron, et derrière Pierre il y a Poulet, le vieux salaud, et derrière lui, le marché, Intox, tout ça… Non, vraiment la décision n’est pas simple. En fait, rien n’a changé, c’est toujours Pierre qui décide, mais par ce procédé, vos ambitions sont revues tout naturellement à la baisse. On fait tous partie d’un grand ensemble qui nous dépasse et contre lequel on ne peut rien. Et hop, ça fait toujours quelques kF de plus grappillés pour Intox et la DT.
Cela dit, vous n’êtes plus aussi dupe et sensible qu’au début. Vous savez pourquoi vous travaillez : l’argent. En ssii, c’est quand même la seule valeur de sûre. Dans votre boulot, il y a d’autres prestataires d’autres ssii et vous vous rendez compte que vous êtes carrément mal payé par rapport au marché, c’est de l’exploitation. En y regardant bien, tous les gens d’Intox un peu sensés que vous avez rencontrés se sont plaint de la même chose. Sauf exception. Elle paye mal cette boite et il faut vraiment taper du poing sur la table. Votre salaire d’embauche et les corrections qui ont suivi sont loin du salaire que vous toucheriez si vous démissionniez tout de suite. Et puis là vous commencez à avoir un CV, bien arrangé par Intox d’ailleurs.
Démissionner paraît beaucoup plus proche d’un seul coup, et on imagine facilement les autres ssii se jeter sur votre CV.
Donc la situation est plus simple : Les commerciaux sont tous des crapules, vous ne voulez que de l’argent, sinon vous démissionnez. Et vous n’avez plus aucune gêne ou de honte à parler d’argent, d’insister lourdement ou de menacer. Et ça marche bien sûr, car c’est se battre avec les armes de ses adversaires… Naturellement, les commerciaux vont essayer mille et une ficelle pour minimiser ces augmentations. Du bon marchandage digne de la casbah. Mais vous les faites plus ou moins taire en rappelant le passé et surtout le marché. Vous pouvez enregistrer la conversation, vous en rirez encore dans trente ans.
Soirées On-se-dit-tout
Ca y est, tout le monde est prévenu, chaque premier lundi du mois aura lieu une soirée rencontre dans la DT. «C’est promis, on se dira tout ! Vous ne le croyez pas ? Alors venez et vous verrez !!» C’est en ces termes que Info Intox, le journal de la société, annonçait ces rendez-vous mensuels. La vérité, parler franchement, dire ce qu’on a sur le cœur, pour contribuer à ce que tout s’améliore. Venez !!
Alors nombreux sont ceux qui y sont allés, de bonne foi, ou de moins bonne. Divisés en deux groupes avec deux commerciaux chacun. Chaque prestataire devait écrire sur un papier des propositions ou bien des sujets dont ils voulaient parler. Ensuite les résultats ont été dépouillés. Le premier sujet en tête: la RTT! Tout de suite, le sujet est passé à la trappe. «Nous n’en parlerons pas, les discussions sont en cours». Voilà donc le résultat de tant de transparence… Alors forcément les autres sujets ont été abordés. Rien de bien méchant. On a parlé de l’inter-contrat, les commerciaux ont dit qu’ils allaient voir ce qu’ils pouvaient faire pour les occuper. Pourquoi pas leur faire rédiger des propals? Tout ça a eut un seul mérite pour les commerciaux : prendre le pouls de la DT, c’est tout. La seule avancée spectaculaire de la réunion (mais qui à mon avis était prévue avant) fut la création d’une base de données des compétences de toute la DT, ce qui curieusement avait été demandé par les prestataires eux-mêmes. Un peu plus tard donc, une stagiaire s’est occupée d’interroger tous les prestataires qui devaient remplir par ailleurs un feuillet décrivant leurs compétences. Ce feuillet, c’était n’importe quoi, ça puait le copier-coller à plein nez des CV de la boite. Le copier-coller un peu bête, car des trucs superflus de CV se sont retrouvés sur les feuillets de tout le monde… Moi en tout cas, j’étais contre la réalisation de cette base car on instrumentalisait un peu plus le chair-à-canonisme du prestataire. Nulle mention n’était faite de nos aspirations et notamment, pour certains, de notre volonté à sortir des domaines où l’on a des compétences. La conception de la base ressemble à une machine insensible qui décide de la vie des gens. Exemple: Alexandre reçoit une demande dans un domaine précis. Il n’y comprend rien à ce domaine, comme d’habitude, alors il fait une requête dans la base. Il en résulte une série de noms de collaborateurs qui ont déjà touché à ce domaine. Alexandre envoie la liste de CV correspondant au client. Est-ce que la mission intéresse les prestataires? Est-ce que les prestataires veulent encore travailler dans le domaine ? Quel est véritablement leur niveau à ce jour dans ce domaine ? On n’en sait rien, et on s’en fout.
Il ya eut plusieurs de ces réunions mensuelles où on se dit tout, de plus en plus espacées dans le temps et attirant de moins en moins de gens. Puis ça s’est arrêté, faute de combattants.
Le suivi
Autre grand changement claironné : le suivi. On s’occupe de vous, les gars, vous pouvez compter sur nous ! On nous avait déjà dit ça lors de chaque réunion d’agence. On devait d’ailleurs en faire plus de ces réunions, mais dans les faits, ça gonflait tout le monde: les prestataires qui venaient pour rien et les commerciaux qui devaient les supporter pendant toute une soirée. Alors, Rance et compagnie ont décidé que les commerciaux devaient venir nous voir sur place plus souvent. Autrement dit, faire comme toutes les ssii, et nous payer un repas de temps à autre. Ah j’en ai vu quelques-uns uns de ces repas, et c’était pas fameux. Maurice, le calme et discret, qui essaye de s’improviser meneur de la conversation, c’est marrant à voir. Il y arrive pas bien sûr, mais il essaye… Il a même fait faire un cadavre exquis parlé: chacun continue la phrase dit par le précédent. Un jeu rigolo, fait pour les 12 ans. Moi j’étais plutôt consterné, mais je suis peut-être méchant. Enfin, c’était ça le suivi.
Ca va ? – ça va. On bouffe et puis on y va.
Ca va ? – non pas vraiment. Ok, on va pas en parler maintenant, on se rappelle, d’accord ?.
La RTT
Ah la RTT, c’était bon ça. On en parlait, on en parlait, comme si on allait la faire. Déjà fin 99, c’était imminent. Il y a eut des réunions des employés avec Poulet. Ils étaient chargés de faire des propositions. Des gens en inter-contrat ont appelé tous les collaborateurs de la DT pour savoir s’ils avaient des propositions à faire. Puis l’année 2000 a commencé. En janvier, les commerciaux ont tempéré grâce à ça les ardeurs augmentataires des employés. «Non, moi je voudrais bien t’augmenter, même plus si ça ne tenait qu’à moi. Mais ça bloque en dessus de moi. La RTT, ça va coûter très cher à Intox. Et puis il y a l’introduction en bourse! Non, la conjoncture est pas bonne». Plus l’année passait, plus ça devenait imminent. En février/mars finalement, les dirigeants Intox se sont rendus compte qu’on pouvait rester légal en filant 1/2 journée à prendre tous les 2 mois 1/2 travaillés, perdues sinon (en fait, elles n’ont jamais été perdues pour personne). Cela faisait bien dans les 2 jours 1/2 par an de RTT, quelle avancée !! Mais bon, on nous a dit que c’était provisoire en attendant le règlement définitif des 35h qui lui devait être imminent. On attendait l’accord de branche du Syntec que tout le monde annonçait. On l’attendait pour se positionner par rapport à lui. En fait, il était clair qu’Intox appliquerait le minimum des minimums des fonds de tiroir de l’accord Syntec. Mais bon, on n’en savait rien. En novembre 2000, finalement, à peu près en même temps que les réunions sur les Stock options, ont eut lieu 2 réunions où Poulet et un avocat véreux dévoilèrent à l’ensemble du personnel les choix de réduction du travail dans Intox. Ces réunions étaient fameuses car beaucoup de gens se sont énervés. Alors que tous auraient dû être content d’avoir des jours de congés en plus…! Non, on a vu Poulet dans toute sa splendeur: un vieil épicier à qui l’on prenait son argent et qui essayait d’en garder le maximum. Le résultat en terme de RTT à Intox est le pire de toutes les ssii que je connaisse (et je me suis pourtant renseigné sur plus d’une vingtaine). Inutile de rentrer dans le détail ici, mais c’était énervant. Surtout la forme d’ailleurs, la présentation de l’avocat véreux ressemblait vraiment à dufoutage de gueule superbe. Sur le fond: contrairement à toutes les ssii et l’accord Syntec lui- même, tous les jours attribués avaient lieu à des dates décidées par le patron seul.
Les commerciaux de la DT ont essayé de tempérer : mais non, l’accord n’est pas si terrible, et de toutes manières, il sera ce qu’on en fera. Tu peux avoir confiance. Quelque mois plus tard, ils refusaient des demandes de RTT d’employés au motif qu’il leur restait des jours de congé. En février 2001, on a tous reçu la nouvelle organisation Intox, une de plus, en même temps que la charte d’organisation de la RTT. On pouvait y lire que le principe général retenu est celui d’un forfait en jours de travail sur l’année, 217 exactement, les journées ou demi- journées de travail étant comptabilisés de la façon suivante : – Jusqu’à 6h de travail effectif = 1/2 journée – Au-delà de 6h de travail effectif = 1 journée
- NB : Il est important de voir que la notion de jour remplace celle d’heure travaillée. Les heures supplémentaires ou les rattrapages sont définitivement bannis. Il devient normal de faire jusqu’à 13h par jour (limite légale).
Par ailleurs, dans un souci de rentabilité, les jours de repos des salariés seront affectés de façon prioritaire aux périodes d’inter-missions ou de sous-charge. Le positionnement des jours de travail avec le client au titre d’une mission pourra conduire à fixer d’avance des jours de repos, notamment lorsque le client ferme son entreprise ou lorsque la mission ne justifie pas une présence à plein temps du collaborateur.
- NB: Tous les jours de repos gagnés sont donc décidés par Intox. Contrairement à la grande majorité des autres ssii.
Et bien sûr il était rappelé que si le salarié ne dispose pas de jours de repos et qu’il se trouve en inter-contrat, sa présence au siège est requise.
Les Stock Options
Les Stock Options, tout le monde connaît le principe: cela devient intéressant si la cote de l’entreprise monte. Ce n’est pas évident que ce soit intéressant à Intox, petite ssii, mais au moins il n’y avait rien à perdre… donc, pas grand chose à redire, excepté que cela a été présenté comme un intéressement substantiel et que pour pouvoir en profiter, il faut rester quatre ans dans la boite. Si on démissionne avant, on perd absolument tous les acquis. Quatre ans, c’est long pour un jeune prestataire, alors pour ceux qui sont déjà là depuis longtemps (2,3 ans), cela paraît inimaginable de rester encore tout ce temps.