Deuxième inter-contrat
O.K., j’ai compris maintenant, il y a trois niveaux dans le boulot de prestataires : la chair à canon, la pute et le mercenaire. Au début, j’étais de la chair à canon, normal vous me direz, mais maintenant je veux être mercenaire. Ca va pas du tout se passer comme la dernière fois.
Vous allez voir les commerciaux. Ils sont surpris de vous voir, ils ne savaient même pas tous que vous reveniez de mission. Intox ou l’organisation. Dire que vous croyiez naïvement que tout Intox vous cherchait une mission pour vous éviter de l’inter-contrat!
Vous rencontrez une nouvelle fois Poulet dans les couloirs, il vous dit bonjour en souriant. Il ne sait toujours pas qui vous êtes. Il vous demande ce que vous faites, il ne comprend pas la réponse mais il est content. « Moi ça me passionne », vous dit-il. Vous existez, vous ramenez du pognon, tout va bien. Vous êtes un bon petit jeune. Il vous rappelle que la clef de la réussite, c’est le sourire.
Mais vous êtes motivé, vous ne voulez pas perdre votre temps comme la dernière fois. Vous commencez à bosser ce que vous avez envie au moins jusqu’à ce que Pierre Rance et les autres recommencent à vous orienter dans tel ou tel domaine en fonction du vent. Vous allez voir les commerciaux, vous discutez avec tout le monde, vous vous proposez pour vous rendre utile, etc… Tout ça est accueilli très positivement. Les commerciaux sont content de vous voir content, pour eux c’est important de savoir dans quel état on est, il faut pas hésiter à parler. Tout ça c’est très positif, mais ça ne change rien: il n’y a toujours rien à faire et les commerciaux ont autre chose à faire que de s’occuper de vous. Sauf de temps en temps quand même où, en temps qu’ancien, vous pouvez participer à des salons ou à des entretiens de candidats. Et sinon, si vous vous ennuyez, vous pouvez prendre des vacances !
Les commerciaux te redemandent ce que tu veux faire maintenant. Ils te laissent parler, te plaindre, gueuler, positiver, etc… C’est très bien de s’exprimer, ils ont besoin de savoir. Et c’est très bien aussi ce que tu veux faire, ils vont tout faire pour trouver un truc dans tes cordes, maintenant que t’as de l’expérience. Le problème, c’est que ce que tu as fait jusqu’à présent, ça n’a rien à voir a priori. Ca va être difficile de te vendre directement là-dedans. Ce qui serait bien, c’est de procéder en étapes, de se rapprocher peu à peu. C’est grossomodo ce qu’on appelle la théorie des cercles à la con, par Pierre Rance :
Il est difficile de changer complètement de domaine dans son travail :
Il est préférable de se rapprocher au fil des missions de l’objectif à atteindre, à travers des domaines connexes :
Un cas pratique suggéré par Lebihan serait de faire un boulot qui ressemble à celui effectué jusqu’à présent mais dans une boite où ils font beaucoup du boulot qu’on aimerait faire. A la charge du prestataire ensuite d’évoluer dans la boite.
Cela reste bien sûr totalement théorique et complètement biaisé à la base car les commerciaux vont tout faire pour vous faire retravailler dans le même type de boulot que fait précédemment. Tout simplement parce que, ayant de l’expérience, vous pourriez être vendu plus cher et que, les commerciaux sont directement intéressés au prix qu’ils vous louent. Entre vous faire plaisir et vous louer à un prix de débutant ou vous pousser un peu et vous louer à un prix plus avantageux, le choix sera vite fait. Alors, ils vous diront qu’ils cherchent dans ce que vous voulez faire, bien sûr, mais en fait cela ne marchera pas dans ce sens. Dans un langage informatique, les prestataires peuvent croire plus ou moins inconsciemment qu’ils sont les clients des serveurs commerciaux. Autrement dit: le prestataire demande un type de mission et le commercial cherche en fonction. Mais en fait, la problématique est inverse: le commercial cherche plein de missions possibles, il les ramène et il regarde qui correspond à quoi, mais uniquement sur le papier, c’est-à-dire le CV. Il recherche les mots en commun dans l’offre et la demande. Comme il ne comprend souvent rien à ces termes techniques (surtout les purs commerciaux comme Alexandre et Maurice), il se peut et il est arrivé qu’il passe à côté de missions qui vous auraient passionné. Pour eux, à l’extrême, l’anglais, l’américain et la langue de Shakespeare, c’est trois mots différents et donc trois choses distinctes. Et puis le commercial est le seul juge de ce qui peut marcher ou non. Si une mission vous plaît mais qu’il estime que vous n’avez aucune chance ou bien moins de chance que sur une autre offre de la même entreprise, il vous mentira en vous disant qu’il a envoyé votre CV là où vous vouliez. Ca ne mange pas de pain et ça fait tant plaisir de garder espoir quand on est en inter-contrat. Le problème, c’est qu’avec un peu de jugeote, tout cela transparaît car, aussi expérimentés soient-ils, les commerciaux ne sont pas fins. Et puis un peu d’espionnage sur le réseau, en allant voir les « propals » (les propositions commerciales), curieusement accessibles, vous enlèvera vos derniers doutes.
Selon la personne et la durée d’inter-contrat, les commerciaux ne demandent plus leur avis aux prestataires sur une mission. Pour les débutants, la question ne se pose même pas. Ils envoient les CV et mettent devant le fait accompli en cas d’entretien programmé. Le nombre d’affaires qui ont été conclues comme ça à Intox et dans toutes les ssii, c’est effrayant. Dans tous les cas, il s’agit d’un viol de la volonté du prestataire. Ca peut être ressenti par la suite comme de la chance si la mission est bien mais dans tous les cas comme de la manipulation.
Oh bien sûr vous pouvez gueuler et refuser des missions. Mais la pression se fait ascendante et il devient de plus en plus difficile d’aller contre. A moins de mettre sa lettre de démission sur la table bien sûr. Mais encore faut-il avoir les idées claires, le caractère pour et les moyens qui vont avec. Et puis changer pour faire quoi ? La même chose dans une autre ssii ? Ici au moins vous connaissez les gens. C’est des crapules que vous avez l’habitude de pratiquer.
Parlons-en des crapules. Alors comme d’habitude, on vous dit que tout a changé et que maintenant le prestataire est au cœur du système. Il faut parler, c’est bien. Et il faut avoir confiance dans ses commerciaux de la DT. Les autres par contre, on peut s’en méfier. (!) Pourquoi avoir confiance dans la direction de la DT? Selon eux, parce qu’ils font un gros boulot de communication ensemble pour avoir une totale confiance entre eux, pour former une équipe percutante, efficace. Ils participent tous les quatre à des réunions le soir (encore une lubie à Pierre Rance). Un truc un peu du genre secte où les participants doivent tout dire et notamment ce qu’ils ont sur le cœur. Et ils en prennent plein sur la gueule mais ça fait du
bien. Comme ça, ils sont soudés. Et toute la journée, ils jouent à ça, à cette franchise. Il est sûr que, concernant les prestataires, ils y arrivent très bien. Vous pouvez dire n’importe quoi à l’un des quatre, les trois autres le sauront tout de suite. Surtout si vous le dites avec le ton de la confidence. Je m’étais amusé à dire certaines choses pour voir par où cela me revenait. Succès garantie. Beaucoup de prestataires ne s’en rendent pas compte mais les commerciaux sont tous les mêmes, ils jouent tous le même rôle vis à vis d’eux, c’est seulement la forme qui change. Que André ait l’air plus sympa que Pierre, et que vous préfériez vous confier à lui, c’est normal, c’est connu, et c’est prévu même. Pierre saura toujours tout de vous. D’ailleurs, si vous vous entendez mieux avec un commercial qu’un autre, ce sera lui en priorité qui s’occupera de vous.
On en vient au fond du sujet, le maître-mot de ces pages : la manipulation. Oui, les commerciaux de la DT passent leur temps à essayer de manipuler les jeunes et inexpérimentés prestataires. Ce ne sont généralement que des ficelles plus ou moins grosses mais qui misent bout à bout, font un ensemble peu ragoûtant et finalement, vous ne pouvez plus parler à ces gens là sans être un minimum paranoïaque, car vous savez que tout ce que vous dites pourra être retenu contre vous. Ils adorent faire parler. Ca permet de savoir ce que vous pensez et, ainsi, prévenir d’éventuels dangers de démission et vous manipuler plus aisément. Et puis aussi, ça a le grand mérite de vous donner l’impression d’être écouté : ça n’est pas cher donné que de laisser parler les gens, c’est la meilleure des thérapies. Cela veut dire que si vous dites une énorme connerie, il ne faut pas espérer être rappelé à l’ordre comme le ferait un ami, un prof ou un membre de votre famille. On vous dira «oui, machin, on te comprend». On pourra même dire ce que vous voulez entendre à vos amis dans l’espoir qu’ils vous le répètent. (C’est gros comme une maison, c’est assez rigolo à voir). Les commerciaux aussi se succéderont dans les discussions avec vous, chacun faisant plus ou moins mine de ne pas être au courant du problème, une ficelle qu’ils apprécient particulièrement. Tout ira bien jusqu’à ce que vous insistiez dans une connerie qui va à l’encontre des intérêts d’Intox. Pas forcément une connerie d’ailleurs… Un truc du genre: «Non je m’en fout, je veux pas aller à cet entretien, ça m’intéresse pas, c’est pas ce que je veux faire». A ce moment là, les commerciaux vous montrent leur vrai visage de grands manipulateurs. On essaiera tout d’abord de vous déstabiliser en vous gueulant un peu dessus, en vous rappelant vos quatre vérités (tu es en inter-contrat, tu ne rapportes rien, tu étais d’accord lors de ton embauche, etc…). Ensuite, on vous caressera dans le sens du poil pour essayer de vous récupérer: Pierre Rance, sacralisé comme le grand patron, viendra lui-même vous parler et vous racontera sa vie. Déstabilisé, vous en sortirez avec le sourire d’un employé à qui le patron vient de parler comme à un ami. Ensuite, on jouera le jeu de la famille réunie avec plein de grandes promesses d’arracheurs de dents: l’essentiel étant sauvé, vous acceptez de faire ce que vous ne vouliez pas il y a encore peu. L’essentiel, c’est le présent. Intox, comme beaucoup d’autres boites, résonne sur le seul présent. On arrive à vous convaincre de faire ça? Excellent! On se fiche d’hypothéquer l’avenir en suscitant en vous de la rancœur, on verra bien plus tard pour rattraper le coup avec d’autres ficelles, voire un peu d’argent. Généralement, le commercial qui traite avec vous s’en fout d’autant plus du futur de la boite qu’il est présentement impliqué dans l’affaire, et qu’il joue lui-même son avenir sur ce présent. Il fait son blé sur vous, c’est tout. Vos états d’âme passés, présents ou avenirs sont annexes.
Si par contre vous êtes tenace et que les caresses ne suffisent pas, alors là on passe à un autre niveau: le lavage de cerveau. Vous aurez réunion sur réunion de programmées avec tous les commerciaux où à chaque fois vous aurez à vous expliquer et à répéter comme à l’interrogatoire. Le pire, c’est le côté psychologique. Car Pierre Rance se croit un grand psychologue et il voudra vous faire parler. Sa technique : se poser en face de vous et vous regarder sans parler. Il vous pose de temps à autre des questions personnelles sur votre
comportement. Vous bafouillez, il vous coupe et vous assène -sans appel- sa vérité, complètement à côté de la plaque ou extrêmement réducteur selon le cas. Vous ne pouvez pas le convaincre du contraire, c’est lui le chef.
De cette pression qui s’exerce sur vous, vous ressortez en miettes ou, au minimum, fatigué. Car c’est éprouvant d’être dans un environnement hostile sans avoir rien à foutre, sans pouvoir faire les preuves de ses compétences et des fondements de son ambition. Vous n’en pouvez vite plus et vous voulez sortir d’ici, par n’importe quel moyen. Alors bien sûr il y a la démission, mais vous êtes pas bien en état de chercher du boulot. Vous êtes très énervé contre les ssii, et avec pas mal de rancœur. Et puis chercher du boulot, c’est pénible, ça prend du temps à faire et à se concrétiser. Pour vous reposer, vous pouvez bien sûr prendre des congés. Naturellement, on vous y encourage : «Allez, repose-toi bien, machin ! Et reviens-nous en forme…».
Vie et mort d’un forfait Intox
De temps en temps, la DT se lance dans l’aventure du forfait. Enfin, elle essaye. Car il est nettement plus facile de louer le premier gars venu en régie que de gagner un vrai projet. Cela implique en effet de rédiger une réponse à un vrai appel d’offre, c’est-à-dire apporter une solution à un problème en terme d’idées, de conception, et de moyens. En gros, il faut comprendre et estimer le travail à faire puis réunir une équipe pour l’accomplir. Pas évident. Pas pour l’équipe, ils l’ont généralement naturellement avec tous les gars en inter-contrat, il suffit juste de trouver un chef de projet Intox. Non, le vrai problème, c’est de faire une bonne proposition, la plus juteuse possible, et d’avoir l’affaire. Mais pour cela il faudrait des gens vraiment compétent pour faire l’offre. D’un côté, il y a le commercial qui veut faire un maximum d’argent et aussi se prémunir le plus possible en cas de mauvais coup. Il en vient naturellement à gonfler de plus en plus les prix et les clauses de garantie. Celles-ci peuvent aller très loin, presque jusqu’à « en cas d’explosion nucléaire sur Paris, Intox ne saurait être responsable des retards pris ». De l’autre côté, il y a les experts Intox ou d’ailleurs, qui comme tous les experts ont un avis définitif sur l’affaire à ceci près qu’ils ne sont pas d’accord entre eux. Il faut trancher, et le commercial devient prudent, trop évidemment car l’opération échoue sans appel : un concurrent s’engage à tout faire (ce que ne proposait pas Intox) pour 1/3 de moins que le prix d’Intox. Mais l’histoire aura duré des semaines et des semaines, Pierre Rance obligeant les gens en inter-contrat à s’intéresser à la propal, les retenant pour rien le soir, surtout le vendredi…
Une fois connu l’échec, tous les gars promis au forfait sont dépités car ils espéraient enfin pouvoir travailler et certains étaient très intéressés par le sujet lui même. Cinq minutes après, les commerciaux rappliquent et reproposent n’importe quoi, l’inter-contrat classique reprenant ses droits après cinq bonnes minutes de pudeur. A Intox, on est réactif !
Mais les gars en inter-contrat sont trop nombreux, et ça commence à jaser dans les hautes sphères d’Intox, il faut donc que les commerciaux s’activent et trouvent des solutions. La première des solutions évidemment, c’est de ne plus demander du tout au prestataire si la mission sur laquelle on le propose, l’intéresse. Cela va de soit. La deuxième solution, c’est la vente des bestiaux: un client demande un développeur en C ? Qu’à cela ne tienne, on lui en amène 5 et il fait son choix. « Ils sont beaux mes consultants, ils sont beaux !! ». Et on leur fait passer un test en C et des entretiens individualisés. Y a plus qu’à choisir ! C’est tout juste si on ne regarde pas leurs dents.
Pour ceux qui ne seront pas choisis, évidemment, c’est le retour à la ferme. Mais les commerciaux sont très content de la méthode, très efficace. Ils essayent même de l’améliorer. Par exemple, pour l’entretien programmé d’un prestataire, ils en amène un autre avec eux, au cas où. « Toi, tu restes là, et durant la conversation, je vais essayer de parler de toi ». Evidemment, cela échoue immanquablement, faut pas trop prendre les clients pour des cons.
Et finalement, cela se finira à l’ancienne, on vous proposera une nouvelle mission de merde: c’est pas vraiment ce que vous vouliez faire, un peu mieux que la dernière fois, et c’est toujours aussi loin. Mais bon, vous pourrez respirer. Comme vous n’êtes plus un bleu, vous savez qu’il est pénible et cause perdue de refuser (vous risquez en définitive de vous retrouver avec une mission vraiment de merde), alors vous acceptez, en monnayant ça contre de l’argent. Vous rentrez vraiment dans le système.