L’arrivée : premier inter-contrat
Vous arrivez donc à Intox un beau matin. Une secrétaire s’occupe de vous : elle vous donne du papier à en tête Intox, un paquet de carte de visite qui ne vous serviront jamais à rien et surtout un attaché-case avec Intox marqué dessus, comme à Altran ! La seule différence, c’est qu’à Intox, il est moche et vaut pas 2 balles parce qu’à Intox, on a moins d’argent qu’à Altran. La secrétaire vous fait faire le tour des locaux. Rien qu’à la vue de certaines secrétaires, vous vous dites «tiens, il y a des salopes ici», ce qui ne se démentira jamais. On vous présente vos locaux : la salle du fond, le bureau 17. Vous y voyez un gars au fond qui travaille semble-t-il et qui ne dit rien. Sont tous comme ça les collègues ici ? Non, les autres inter-contrats n’arrivent que plus tard et ne foutent rien de la journée. Celui là, c’est une exception : soit c’est une taupe, soit il est arrivé il n’y a pas longtemps et il croit encore devoir bosser, soit il s’amuse à Internet ou à un autre truc et donne l’impression de bosser. De toutes manières, il n’a rien à faire, donc il ne peut pas vraiment bosser, tout au plus se former… On y reviendra.
Ca y est, les commerciaux sont enfin arrivés, vous les retrouvez tous. André est toujours aussi sympa, Maurice est mal réveillé, pas dans son assiette, Alexandre a trop bouffé, Pierre est sec et énervé. En grand professionnel il arrive quand même au bout de 5 minutes, après avoir stressé tout le monde, à vous décocher un sourire. On vous souhaite la bienvenue, il faudra qu’on se voie, qu’on mange ensemble. Curieusement, on ne vous parle plus des mêmes missions qu’à l’entretien. Le marché va vite, il faut suivre. Il faut travailler sans plus attendre le C++. Dans la «salle de formation», il y a le logiciel Visual C++ qui y est installé. Il faut s’y mettre. Il y a des bouquins et des gens qui connaissent. «Tu hésites pas à venir nous voir, surtout, c’est important pour nous de savoir ce que tu fais et comment tu te sens». Ca y est, l’auto-formation commence. «Va voir G.O, en bas, c’est le gars qui s’occupe du réseau. Un vieux grisonnant, assez petit. Il te donnera une machine et un compte». Vous vous rendez vite compte que le vieux G.O est un incapable très antipathique. Tout le monde le déteste dans la salle de formation. M’enfin, au bout d’un jour ou deux, vous avez votre compte et votre poste.
Dans les coupoirs, vous croisez deux vieux : le premier, un vieillard hébété, style Picoli, qui se traîne dans les couloirs en souriant à tout le monde, c’est Poulet, le patron. La boite lui appartient à 80%. Il vous dit bonjour en souriant, vous vous présentez. «C’est bien, c’est bien, continuez ! ». Cette phrase, associée à l’éternelle «moi, ça me passionne» seront à peu près les deux seules que vous entendrez du grand patron jusqu’à votre départ.
Le deuxième vieux est une vieille, la DRH, que vous n’avez jamais vue et qu’on ne vous a pas présentée. Curieux qu’une DRH d’une boite de moins de 200 personnes n’accueille pas les nouveaux… En fait, vous comprendrez plus tard que vous ne faites pas partie d’Intox, vous faites partie de la DT, ce qui n’a rien à voir. A Intox, comme beaucoup de ssii, il y a la partie consulting (les autres divisions en Réseaux/télécom/gestion de projet) qui ramène beaucoup de pognon quand elles en rapportent. C’est les membres de ces divisions, les vrais consultants, des mercenaires donc, qui représentent vraiment Intox. Ils sont loués pour des missions courtes voire ponctuelles, mais chères. Mais ce sont donc des gens qui se sentent très important, et donc d’un naturel relativement puant. Parisianisme de base, costard, langue de bois, bouton de manchette, ambitionisme, etc… Beaucoup de paraître donc. La DT au contraire, ce sont des gens qui ont fait des études moins brillantes sur le papier, qui ne savent a priori pas paraître, et qui sont loués plus ou moins une bouchée de pain (par rapport aux autres) mais pour de longues périodes. Ce qui fait qu’ils sont très rentables : on ne les voit jamais, ils sont toujours en régie, et ils rapportent. C’est de la chaire à canon, destinée en plus à se barrer de la boite un jour ou l’autre. Pas la peine donc de les considérer outre mesure. Info Intox, le journal idiot d’Intox, ne parle absolument jamais des gens de la DT.
Les premières journées passent à découvrir la société, les branlots et la faune des bureaux environnants et à bosser Visual C++. En fin de semaine, Alexandre vient vous voir pour vous dire qu’il a une piste à Canal+ pour vous, ce serait génial non ? Lui, ça le fait bander des missions pareilles. Faudrait se mettre à la méthodologie UML et se documenter sur le pascal. Le lundi, Maurice vient vous voir et vous dit de bosser le java, il y a plein de demandes dans ce domaine, ce serait bien de faire un pôle de compétence java à Intox, faut bosser là dedans. Le lendemain, André vient vous demander si ça vous intéresse le temps réel. Il vous explique que c’est génial et rigolo par A+B. Faut se remettre au C.
Vous savez plus trop quoi bosser, vous allez demander des éclaircissements au chef : Pierre Rance. Il vous dit de bosser une heure par jour le C, une heure par jour l’UML et le reste du temps Visual C++. Java, on laisse tomber. Il vous comprend, c’est pas évident. Avant de repartir il vous lance : «Tiens au fait, tu as déjà fait du Matlab ? » (…)
Au bout de 2 ou 3 semaines, toujours pas d’entretien en vue. Officiellement, les chefs ne te trouvent pas assez mûr. Officieusement, ils ne trouvent pas de missions pour toi, c’est tout. Et puis d’un coup quand même, un entretien déboule pour un grand compte industriel. Un boulot que vous ne vouliez pas faire. Classique. On vous explique que ce sera une mission courte, et puis ce sera intéressant, formateur, une première expérience… Et puis d’aller à l’entretien n’engage à rien… Cela permet de voir mieux le sujet que sur un bout de papier. On ne peut jamais savoir à l’avance à quoi ressemblera une mission. On va à l’entretien, on écoute et on voit. Il faut par contre toujours dire qu’on est intéressé, même si c’est pas vrai, c’est mieux pour l’image d’Intox, après de toutes manières on s’arrange. Aie connnnnfiiiance ! Bon c’est vrai que c’est un peu loin, d’accord, mais ça va vite avec les transports en commun. C’est direct depuis Paris ! Ou presque, quoi. Non, il ne faut pas s’inquiéter, on va plutôt préparer l’entretien pour le réussir. D’abord, il faut sourire, c’est essentiel le sourire, puis ensuite dire qu’on est motivé, intéressé. Mais attention, hein, il faut le dire explicitement. Il ya des phrases qui sont importantes à dire et qui sont retenues!
Une parenthèse pour dire combien les commerciaux d’Intox et plus généralement les commerciaux de ssii prennent pour des cons les chefs de projet ou les acheteurs clients. Ils croient que la forme peut suffire, et qu’on peut les manipuler avec un peu de mise en scène à deux balles, du type «il faut qu’on parle ensemble, toi, moi et le client, et il faut qu’on donne l’impression que c’est une réunion de travail, que tu es déjà dans la boite» ou bien, pire : «Ce qui serait bien, c’est que moi je soulève des questions auxquelles tu ne penses pas mais que tu reprennes la balle au bond et que tu donnes l’impression que c’est toi qui les poses»! Toujours pour donner l’impression qu’on s’intéresse et qu’on parait au moins autant et même un peu plus compétent qu’on ne l’est réellement. Même si ces techniques sont ridicules, il faut reconnaître que c’est le système à la base qui est ridicule et que les ssii essayent de s’y adapter. Les entretiens pour les débutants, c’est du n’importe quoi. Souvent, les entretiens tout court même.
Bon, on s’entraîne à passer des entretiens blancs avec divers commerciaux à tour de rôle. Vous vous présentez, on vous conseille. Chacun donne son point de vue et vous arrivez très vite à des contradictions entre eux. Finalement, c’est un affaire de style et chacun fait comme il l’entend. De toutes manières, on ne peut pas présumer de la façon dont sera compris le message par le client. Tout au plus pouvez-vous respecter ce que vous dit le commercial qui vous emmène en entretien pour lui faire plaisir.
Bon, c’est pas mal. Mais il faut vous faire un cours sur le cycle en V.
Le cycle en V : voilà l’unique formation que vous aurez d’Intox (à moins de cumuler les inter- contrats et qu’un ambitieux dispense une formation en interne). Cela va prendre une heure au plus, et cela permettra aux commerciaux de dire que vous avez été «formé en interne». Pour quelque chose de nul en plus, qu’on aurait du apprendre à l’école :
Le cycle en V est le processus de réalisation d’un produit dans l’industrie. Ce produit est quelconque; dans notre cas, en informatique, il s’agit d’un processus de développement d’un progiciel (on dit progiciel parce que ça fait mieux que logiciel, mais c’est pareil) Les différentes phases sont : Spécification Validation Conception générale Tests d’Intégration Conception détaillée Tests unitaires Codage
D’où la forme en V. A chaque phase à gauche correspond une phase de tests à droite. Le point clef de la réalisation est bien sur le codage. On raisonne en termes d’exigences pour passer les étapes. C’est tout.
Belle formation en vérité. Et hop, ça permet de rajouter une ligne à votre CV. Vous avez maintenant une assez bonne vision de l’industrie et des projets industriels. Vous allez à l’entretien, ça colle pas du tout : le chef de projet voulait un gars expérimenté et pas un débutant. Vous avez pas compris grand chose, vous vous êtes accroché, vous avez un peu parlé et vous avez même dit que c’était intéressant alors que vous ne le pensiez pas du tout. Votre commercial est content de vous, c’est dommage que cela n’ait pas marché. Ah, sinon, il faut essayer de parler plus la prochaine fois et de sourire davantage!
Les jours, les semaines, les mois passent et aucun des trop rares entretiens que les commerciaux arrivent à trouver ne réussit. A force de changer tous les deux jours de domaines informatiques, en tournant avec le vent, vous êtes dégoutés de tout, sans plus d’énergie. Plus rien ne vous intéresse. Vous vous mettez à rêver d’autres ssii où, dit-on, il n’y a pas d’inter-contrat ou alors l’inter-contrat est passé chez soi. Le rêve. Il y en a d’autres aussi qui donnent un vrai travail à faire pendant l’inter-contrat. Ce serait peut-être mieux car au début, c’est rigolo de passer le temps en cafés, au téléphone, sur la messagerie, sur le Web, avec des jeux ou en faisant des trucs perso… mais à la longue, cela devient pénible. Car même si vous n’avez absolument rien à faire à Intox, vous êtes tenu d’être présent au siège. Et la seule compétence que vous pourrez honnêtement vous prévaloir à la suite de cette expérience réside dans la maîtrise du ALT+TAB pour se sortir de situations périlleuses…
Vous êtes convoqué par les commerciaux qui veulent essayer de comprendre pourquoi on n’arrive pas à vous louer. Comme si c’était de votre faute ! Il vous assure que non, «moi je ne veux pas de coupable, je veux des solutions» vous dit Pierre Rance en grand professionnel… Alors, il faut bosser plus les entretiens et les domaines abordés. Les domaines, cela veut dire le vocabulaire, car eux ils s’en foutent que tu saches ce que c’est du moment que tu peux en parler. Ils savent bien que du moment que quelqu’un est pris dans un projet, c’est rare qu’on le renvoie.
Et puis aussi, on va encore refaire ton CV pour qu’il soit plus attrayant. Là, les commerciaux enlèvent un peu plus les restes de ce que vous aviez fait dans le passé et que vous auriez aimé refaire. Ils rajoutent encore un peu plus de vocabulaire informatique et industriel pour plaire à tout le monde. On arrondit un peu plus les périodes. Tiens, vous avez un peu plus d’ancienneté à Intox et vous maîtrisez tout! Un peu plus tard, vous passez chez Alexandre pour qu’il refasse le CV perso qu’il a sur vous et là, c’est terrible, ça fait un an que vous êtes dans la boite, vous avez déjà eu deux missions, et vous êtes un dieu en tout. J’exagère à peine.
Le temps passe, on vous propose des missions de merde que vous n’imaginiez même pas exister : débogage, validation ou développement en fortran, cobol, Access dans toutes sortes de boites : industries, banques, transporteurs, PME, etc… Et vous n’osez plus refuser. Si vous vous imaginez pouvoir le faire, vous aurez droit à une grande réunion par les commerciaux avec lavage de cerveaux, intimidations et 4 vérités à la clef : tu étais d’accord, tu ne rapportes rien à la boite, qu’est-ce que tu fais en ce moment ? etc…
Vous êtes crevé, vous n’en pouvez plus, vous n’avez qu’une idée : partir ! Le pire, c’est que vous êtes dans un tel état que vous n’êtes pas vraiment capable de chercher et trouver du boulot par vous-même. Lessivé, défaitiste et plein de rancœur, c’est pas top pour affronter des entretiens d’embauche. Rien n’est fait pour améliorer le sort des inter-contrats. Une ambiance où tous se font chier et se communiquent entre eux leur blasage.
Rien n’est fait, parce que faire, ça prendrait du temps, de l’argent, et peut-être ce serait reconnaître qu’il y a un problème. Et de plus, si la situation est pourrie, ça peut même être bénéfique car ça incite tout le monde à prendre des congés. Et là l’inter-contrat devient profitable à la boite. C’est pour cela qu’on vous incite toujours à prendre des congés en avance de phase ou sans soldes, même si vous êtes un nouvel embauché. Jamais on ne vous fera par contre de cadeau. En définitive, cela pourrait être très maléfique à la boite car trop d’inter-contrat peut provoquer des départs. Mais assez peu, curieusement, car les gens en inter-contrat sont trop jeunes et manquent d’expérience pour prendre la mesure de ce qui n’est pas normal. Il n’est pas rare de voir que la démission ait lieu après un inter-contrat vraiment très long (six mois ou plus).
Enfin, un beau jour, on vous repropose enfin un autre entretien et là ça marche. C’est pas ce que vous vouliez faire et c’est loin, mais bon, vous allez enfin sortir d’ici !!
On vous souhaite bonne chance. Pierre Rance vous dit qu’il veut recevoir de vous un mail chaque fin du mois qui explique ce que vous faites. Sans plus de précisions.