Le candidat arrive à Intox. Le siège est luxueux pour la taille de la boite. Il y a notamment une grande terrasse qui donne sur un fleuve parisien. Par contre, c’est excentré, c’est loin du métro. Il semblerait que la situation du prestataire lambda circulant en transports en communs ne soit pas prépondérante dans les choix de la société. Poulet, le patron, a sa belle vitrine et il est content paraît-il. Le candidat à l’embauche passe une série d’entretien avec un ordre croissant dans l’importance. Il passe d’abord des entretiens avec André L. et Maurice A., qui sont vraiment sympas, voire éventuellement Alexandre du-Haut-en-Col. Ces commerciaux là seront, en cas d’embauche, les chefs de l’intéressé. Des chefs sympathiques proches de la personne. Maurice parle humain, André parle compétence et humour. C’est toujours André qui est chargé de mesurer la compétence des gars à travers la discussion ou bien à travers les éternels tests en C. Faut dire que les autres en sont incapables. Quelquefois par contre, on fait appel à un mec en inter-contrat, un gars qui s’emmerde par définition. Cela permet de faire coup double : on mousse le gars en inter-contrat car on le fait participer à la vie de la boite en le faisant être derrière le miroir et puis, si ce gars se prête au jeu, peut-être va-t-il ramener des informations sur le gars qui passe l’entretien. Il peut même, naïvement ou par ambition, ramener un jugement technique négatif. Pendant tous les entretiens, on parle au candidat de l’entretien final avec Pierre Rance, le grand chef de la DT, qui a droit de signature, de vie et de mort sur toute la DT. On lui fait presque peur avec cet entretien final mais c’est fait exprès : inculquer une structure d’entreprise dès l’embauche au nouveau venu. André et Maurice sont des chefs sympas, presque des profs, à qui on peut tout dire parce qu’ils veulent notre bien, les gars en intercontrat sont des autres nous-mêmes, une classe quoi, et Pierre est le proviseur de tout cela, une personne qu’on aura du mal à tutoyer, un patron.
Il sera donc vu différemment et cela pourra être utile plus tard, pour intimider ou manipuler. Ce qui est terrible, c’est que tout cela est pensé, je le sais de l’un des protagonistes. Le contenu des débats, vous pouvez l’imaginer, c’est le même discours que dans les autres ssii : «nous, on est différent, on a envie que les prestataires se réalisent, on les aide pour cela. Vous travaillez d’abord pour Intox, pas du tout pour l’entreprise où vous serez placé», etc… Après, cela peut être un peu différent selon la personne. Au niveau des compétences, on peut vouloir détruire la personne dans l’entretien (en clair, lui montrer qu’elle ne sait rien) pour que vraiment elle sente qu’elle a de la chance de pouvoir rejoindre Intox (et au passage ça permet de rabaisser ses prétentions) ou bien au contraire on la mousse, on la flatte pour qu’elle ait envie de rejoindre un groupe dynamique où elle est aimée et reconnue. Cela dépend aussi de la psychologie de chacun, selon si l’on aspire ou non à des responsabilités, du pognon, un domaine d’activité bien précis, etc…
Votre salaire d’embauche, comme d’ailleurs vos augmentations plus tard, sont directement fonction de ce que vous demandez. Ils essayent toujours de gagner jusqu’au moindre franc : si vous demandez plus que le marché, vous aurez les prix du marché ; si vous demandez moins que les prix du marché (comme cela arrive à beaucoup de gens qui ne se rendent pas compte), alors vous aurez encore moins que ce que vous demandez. Car on part toujours du vieux principe de marchand de tapis qui dit qu’on demande toujours plus que ce qu’on espère. Même si c’est souvent faux pour de jeunes gens qui ont une formation scientifique et sont de surcroît débutant. Et puis, dans le doute, c’est toujours ça de gagné ! Et les grosses ficelles de la ssii peuvent souvent marcher. Rabaisser un salaire d’embauche sous prétexte qu’il ne correspond pas aux imaginaires «grilles de salaire» ou bien faire passer des frais pour un vrai salaire : «vous avez 160kf en brut mais par contre vous avez droit à 60F/jour ce qui vous fait 1200F par mois de salaire net ! Et net d’impôt !! Soit…gngngn un équivalent de 182kf/an, ce qui se rapproche sensiblement des 190 que vous avez demandé. Et puis comme vous êtes embauché en avril, vous aurez à attendre moins d’un an avant d’être augmenté car chez nous les augmentations ont lieu en janvier pour l’ensemble des collaborateurs. Super non ?» Le coup des frais est classique et chronique à Intox. Il faut préciser que toutes les boites sur Paris sont tenus d’indemniser leurs salariés de la moitié de la carte orange et de quelque chose comme 20F/jour pour les repas, ce qui se fait souvent sous la forme de tickets restaurants. Je ne sais pas si c’est obligatoire, mais c’est le minimum qu’elles font toutes. Cela peut se monter facilement à 40 ou 50 F/jour. Et ce n’est pas du salaire ! De plus, le calcul fait sur l’année est rapide et hasardeux, et fait pour vous prendre de court. «Et surtout, rappelez-vous que l’on vous engage sans avoir de mission pour vous, que vous n’êtes pas rentable mais qu’on vous fait confiance. On a un contrat moral entre nous. » Sousentendu, vous pourriez trouver un salaire un peu plus élevé ailleurs mais quand ? Quand la ssii en question vous aura trouvé une mission, dans 2, 3, 4 mois, qui sait ? Nous, on vous embauche tout de suite et on vous forme, on vous apprend la vie, le travail. Une famille, quoi. On prend des risques mais on pense que vous en valez la peine.
Un dernier mot quand même sur la nature des domaines abordés. Intox, comme la plupart des ssii, met une collection de domaines techniques et scientifiques dans ses petites annonces à l’Apec, dans son site ou sur ses plaquettes de pub dans les salons. De façon à ce que tout le monde s’y retrouve et que ça attire le plus grand monde. De nombreux jeunes veulent continuer ce qu’ils ont fait dans leurs études, croyant plus ou moins faussement en être passionnés. Quand les jeunes en question viennent de domaines sinistrés, comme la chimie, les maths ou une thèse en quantique, ils ne se font pas d’illusions : ils sont là pour changer de carrière et faire de l’informatique, bien content qu’ils aient trouvé un boulot. Pour les autres, qui ont fait leurs études dans des domaines qui peuvent être industriels comme le nucléaire, les télécom, le traitement du signal, l’électronique ou bien qui veulent travailler dans un univers informatique bien particulier comme la sécurité ou que sais-je, là, Intox fait des promesses. «C’est bien d’avoir des projets, vous pourrez y arriver. Nous, on fera tout pour. Mais là actuellement, vous êtes un peu léger. Il vous faudrait une première expérience de travail et vous consolider en informatique. L’informatique, ça sert à tout maintenant et ça fera un plus pour vous. Nous, on vous propose de travailler dans le développement pendant quelques temps, maximum trois années, et d’évoluer peu à peu vers votre domaine. Parce qu’à Intox, on en a des missions dans votre domaine. Ca peut arriver n’importe quand. Mais pas là, pas actuellement.» Enculade garantie. Le jeune se rendra compte bien vite, mais trop tard, que sans la passion et une volonté de fer, il est difficile de rejoindre son domaine d’origine. Surtout au bout de deux ou trois ans comme on lui laisse entendre. Quand on commence à faire de l’informatique, on devient informaticien, c’est bête à dire, parfois long à comprendre. Vous dites oui, on se met à se tutoyer, on signe. On est content, vous venez de vous faire violer. Une première fois, ça se fête.
Pierre Rance vous suit et vous rappelle que comme convenu, vous devrez avoir lu 2 ou 3 bouquins d’informatique à votre arrivée, prévue dans 15 jours ou un mois. Le Java, le C, le C++ occuperont donc vos derniers jours de congés étudiantesques. L’horreur absolue